Voici le projet spécial du calendrier de l’Avent 2019 ! Cette année, il fallait rédiger un cadavre exquis. Il s’agit d’un jeu d’écriture collectif. Dans notre version, l’écrivaine avait seulement le texte de la participante précédente. Comme vous allez le voir, cela donne lieu à des quiproquos et situations amusantes. Découvrez l’histoire imaginée par Luthien, Haryn, La Sentinelle, Titesilve, Kalyani, Idril Palanén, JustB, Grenat et Ornelloosh.
Mardi 24 décembre 2019. Dix-neuf heures cinquante-sept. Dix-neuf heures cinquante-huit. Dix-neuf heures cinquante-neuf. Ran émit un long soupir. Encore un réveillon à passer seul. Parfois, il le fêtait avec quelques âmes solitaires comme lui mais cette année, pas un chat égaré à l’horizon. Âgé de bientôt six ans, il espérait tant trouver une famille qui l’adopterait, surtout pendant cette période festive. Il n’attendait que d’être choyé et d’aimer sans retour. Cependant, les jours passaient et ses espoirs s’amenuisaient. Bien sûr, il était bien traité dans son foyer mais les personnes qui s’occupaient de lui ne pouvaient pas toujours être à ses côtés. Un carillon se fit entendre. La pendule venait de sonner vingt heures. Il en était fini des lamentations. Cette année, Ran allait partir à l’aventure et trouver quelqu’un avec qui passer Noël !
Le chien quitta sa cage et revêtit tant bien que mal un chaud tricot vert sapin fait sur mesure avant de se risquer vers l’extérieur. A peine le seuil de la porte franchi, il disparut presque entièrement. Tout était blanc autour de lui. La neige avait recouvert le sol et la nuit étoilée la faisait briller de mille feux. Il s’ébroua puis il avança prudemment jusqu’au bord du chemin qui longeait sa demeure. Celle-ci était située dans un petit quartier à proximité du centre-ville où se dressaient de splendides décorations hivernales. C’était là qu’il avait décidé de se rendre pour trouver des amis délaissés comme lui. Le chemin était certes enneigé mais praticable tant que Ran faisait attention à ne pas glisser. D’où il partait, il voyait le sommet d’un gigantesque sapin, éclairé avec des centaines de bougies. Le voir en entier devait être un spectacle magnifique. Il se mit en direction de l’arbre et arriva rapidement au pied de celui-ci. Mais surprise, il découvrit un animal velu, comme lui. Mais pas juste tel que lui comme un chien de taille moyenne et roux, non, comme lui, vraiment comme lui. Curieux, les deux chiens identiques se tournèrent autour, se reniflèrent et comme s’ils n’étaient qu’un, ensemble, ils levèrent la patte arrière droite sous laquelle une tache très spéciale en forme de sapin résidait. Comment était ce possible ? Jamais Ran n’avait vu de chien comme lui, et encore moins exactement comme lui, et la même tache ? Le sapin scintillait au dessus de leur tête, une chorale y chantait un air mélodieux, et Ran pensait qu’enfin il ne serait plus seul.
« Je suis Ran, tu es né dans quelle ruelle ? On doit venir de la même portée ! »
Sans quitter Ran des yeux, le chien répondit sans détour : « Kenny. »
Ran, sourire aux babines, attendit une suite qui ne vint pas. Peu bavard ce chien là. Et puis Kenny se mit à bouger, dépassant Ran. Il partait, sans même dire au revoir. Quand Ran voulut le retenir, le chien mystérieux se mit à courir, et s’engouffra dans une ruelle. Sans savoir pourquoi, tout le corps du chien abandonné s’affola. Il était hors de question de laisser ce Kenny, il l’avait rencontré et maintenant, plus jamais il ne serait seul. Il le suivit de tout son être, la langue dehors.
« Attend moi, attends ! On doit rester ensemble ! Tu viens d’où ? Es-tu mon frère ? »
Le jeune chien Ran partit donc à la recherche de ce présumé jumeau Kenny. Cependant, durant sa course effrénée contre son double, celui qui partageait dès lors avec lui cette tache en forme de sapin au creux de la cuisse, Ran tomba dans une bouche d’égout. Il resta inconscient après sa chute et ne se réveilla que quelques minutes plus tard. Etourdi, il se redressa sur ses pattes et put découvrir un monde décimé de toute activité humaine, un monde rempli de nature, de verdure, un paysage renversant, et une présence animale dominante. En effet, face à lui se dressaient toutes sortes d’espèces : des félins, ces prédateurs qui chassaient leurs proies galopantes, des oiseaux, trônant au-dessus de la terre depuis le ciel… mais aussi, par-delà la lagune, se faisait entendre le chant des dauphins. Mais où donc ce petit chien était-il tombé ? Au pays imaginaire ? Au pays des merveilles ? Nul ne saurait le dire. C’est alors qu’il aperçut ce lion, roi des animaux, s’avancer fièrement au bord de l’eau afin de boire son royal dû. Il était suivi de deux… hommes ? Chose bien étrange, les hommes semblaient être ses esclaves… Sans l’ombre d’un doute, Ran constata qu’il était arrivé au sein d’un royaume, ou bien d’une ère parallèle qui lui conviendrait parfaitement : l’ère du règne animal. Un peu hésitant, il décida de s’avancer vers le lion afin d’obtenir plus d’informations. Mais était-ce vraiment prudent de s’adresser directement à une figure si importante ? Ses pensées se bousculèrent mais furent interrompues par un bruit étrange, un bruit de scintillement. Le petit chien leva la tête, aux aguets, et aperçut au loin celui qu’il cherchait tant, ce Kenny, qui avait été si peu bavard et dont il n’avait pu tirer aucunes informations auparavant. Il saisit sa chance et décida d’aller lui parler… peut-être en apprendrait-il davantage sur l’identité de son double et cet univers étrange… mais plaisant.
Ran s’approcha doucement de son jumeau, car il ne voulait pas l’effrayer. Malheureusement, plus le jeune chien tentait de s’approcher de Kenny, son double canin, plus celui-ci semblait s’éloigner de lui. Était-ce dû à l’univers étrange et peuplé d’animaux où il avait atterri ? C’était comme si Kenny et lui ne pouvaient exister au même endroit et au même moment. Dans sa tentative effrénée mais vaine de l’atteindre pour le questionner, Ran se rendit compte que si leurs mouvements et leurs attitudes étaient différentes, la tache en forme de sapin qui avait élu domicile sur leur pelage respectif brillait. Quelle était cette sorcellerie? Constatant qu’il ne pourrait cette fois encore questionner Kenny, il se retourna vers le lac où le lion qui l’avait tant impressionné finissait de s’abreuver. Le jeune chien décida de prendre son courage à deux mains et s’avança prudemment vers la Majesté des Animaux. Le lion l’aperçut alors et tonna de sa voix profonde : « Kenny, espèce de chenapan ! Où avais-tu encore disparu ? Encore à négliger tes devoirs envers ma Royale Personne ! »
Le pauvre Ran se pétrifia intérieurement. Voilà qu’on le prenait pour son jumeau ! Et ce dernier ne semblait pas dans les bonnes grâces du chef de ce monde dominé par les animaux. Misère de misère. Qu’allait-il lui arriver ?
« Retourne au travail, chien bon à rien ! » poursuivit le lion. « Nous ramenons ces deux-là au camp. »
Il désigna les deux hommes. Ran comprit qu’il ne pourrait s’extirper de cette situation facilement et il intégra le petit groupe.
Après une bonne demi-heure, le camp s’offrit à la vue de notre aventurier. Et il fut ébahi par ce qu’il vit. Des hommes, comme ceux qui lui menaient la vie dure dans son monde, mais ceux-ci semblaient parqués dans cet endroit et s’affairaient à diverses tâches imposées par les animaux qui encadraient le village. Ici, les hommes étaient donc bien des esclaves.
Ran ne parvint pas à déterminer si ce renversement des rôles le rendait heureux ou non. Il ne songeait qu’à une chose: s’enfuir et ne pas devenir un des gardiens de cet endroit.
« Kenny, viens par ici ! »
Ran se retourna tout tremblant. Mon dieu comment vais-je faire, comment avoir la même attitude que Kenny ? Tout le monde me prend pour mon frère jumeau. Respire, fais semblant d’être Kenny. Tu fais partie de l’élite de la race canine alors tu peux y arriver. Tu es un super chien.
Perdu dans ses pensées, Ran n’avait pas remarqué que face à lui se tenait un centaure. Tout le haut de son corps était musclé et perlait de sueur. Quant à sa partie cheval, elle était saillante. Une belle bête, une très belle bête.
Mais que venait faire un centaure dans ce camp où les animaux règnent en maître sur les hommes ? Le centaure tira Ran de sa rêverie.
« Kenny, tu fais quoi ? Viens ! »
« Oui, oui, j’arrive. »
« Tu vois cet homme là bas, le vieux. Il a essayé de s’enfuir. Il va subir le châtiment ultime. C’est un ordre du Roi lion ! »
Mais de quoi parlait le centaure, quel châtiment ? Et puis, ce pauvre homme avait la peau sur les os. Il était si frêle, comment pouvait-on le punir ? Une voix martela dans la tête de Ran : Je veux quitter ce camp ! Je ne suis pas un animal violent. Je ne veux pas maltraiter des esclaves humains ! Je ne veux plus être Kenny. La tâche en forme de sapin sur son pelage se mit à chauffer.
Le centaure poussa Ran en avant : « Allez va lui infliger son châtiment à ce vieux délabré ! »
Ran ne pouvait pas se douter de ce qui l’attendait… Quelque chose d’horrible.
Oui, il se souvenait de cette histoire racontée par les esclaves humains. Un récit dans lequel l’héroïne possédait le même nom que lui. Ce qui signifiait que son nom pouvait être porté par la gente féminine ? Le jeune lionceau ne savait pas comment traiter cette information mais il se rappelait brièvement du résumé de ce récit et c’est le museau haut et fier qu’il se dirigea vers le vieil homme pour lui infliger son châtiment : « Toi esclave, je me dois de faire mon devoir ! Mon châtiment est le suivant : tu redeviendras un enfant de sept ans mais toujours avec ta capacité de penser comme un vieil homme. Chaque jour, tu devras résoudre une affaire en désignant le coupable et tant pis s’il s’agit de quelqu’un que tu aimes bien ! Tu feras respecter l’ordre et arrêteras les criminels de ton genre ! Ton châtiment prendra fin quand tu arrêteras le plus grand criminel en ce monde ! »
Fier de sa trouvaille, Ran se tourna vers le centaure qui fronçait ses sourcils en se demandant si c’était un châtiment assez cruel puis haussa ses épaules. Si leur grand roi lion, Kenny, pensait que cela ne suffirait pas, il ajouterait très certainement sa patte dans le destin de cet esclave.
« Ah ! s’exclama l’héritier tout contant d’avoir pensé à autre chose, tu vivras au XIXème siècle ! »
« Pourquoi le XIXème ? » lui demanda le centaure.
« Je sais pas comme ça, j’ai entendu parler d’une révolution industrielle dans mes cours d’Histoire. Je sais même plus ce que ça signifie… »
L’esclave regarda le lionceau les yeux ébahis. Jamais il n’aurait pensé recevoir un châtiment d’une telle envergure…
Alors qu’il s’apprêtait à le supplier sur son sort, le sol trembla brusquement, le propulsant violemment à terre. Ses mains essayèrent de s’agripper au rocher le plus proche, en vain. Le sol s’ouvrit en deux, aspirant le vieillard vers les ténèbres sous le regard amusé du jeune héritier.
L’esclave ouvrit soudainement les yeux et se releva d’un bond. Il balaya des yeux les lieux pensant pouvoir négocier avec le lionceau et le centaure, mais ne trouva à la place qu’une pièce étrange avec du mobilier en bois vieilli. Mais ce qu’il y avait encore plus d’étrange c’est que tout son corps exécutait ses mouvements sans aucune plainte. Le miroir au dessus du lit répondit à son interrogation : un petit garçon blond aux yeux turquoise pas plus haut que trois pommes l’observait. Alors qu’il découvrait sa nouvelle apparence, un homme entra brusquement en fracassant la fenêtre. Tout vêtu de noir et le visage masqué, l’homme serrait dans ses mains ce qui ressemblait à un énorme diamant. Il sortit de la pièce en courant et s’engouffra dans la fenêtre du couloir. L’esclave rejoignit précipitamment cette dernière où l’homme masqué avait disparu. Plus que l’absence totale de corps en contrebas, la découverte d’une ville brumeuse et fumante dont il n’arrivait à distinguer qu’une enfilade de docks surplombés par un pont gigantesque où filait rapidement une sorte de machine vomissant des flots de fumées fut sa plus grande surprise. Son regard s’arrêta sur l’immense tour dominée par une imposante horloge qui affichait fièrement 12h, commençant alors son chant assourdissant qui le fit sortir de sa contemplation.
« C’est donc ça le XIXe siècle ? » pensa-t-il tout haut. S’il était redevenu un enfant de sept ans et avait changé de siècle, cela signifiait que le lionceau avait déjà déclenché son châtiment… Faire respecter l’ordre en arrêtant chaque jour des criminels jusqu’à trouver le plus grand au monde… c’était la belle affaire !
Une idée lui vint soudainement.
« Tiens ! Et pourquoi pas commencer par retrouver ce mystérieux homme masqué ? »
C’était son seul point de repère dans ce lieu totalement inconnu. Mais par où commencer ? L’enfant descendit les marches menant à la sortie et prit le temps de s’arrêter sous le porche pour contempler le paysage devant lui. A l’étage, le brouillard lui avait offert une vue calme mais ici, c’était le contraire. La ville bouillonnait d’activités. Les chariots tirés par de majestueux chevaux se croisaient dans les rues et les passants, chargés de lourds paquets se hâtaient de rejoindre leurs maisons. Il régnait une ambiance presque irréelle, magique et l’enfant mit quelques secondes à comprendre. La neige. De gros flocons tombaient du ciel et venaient doucement se poser sur le sol. Il tendit la main et regarda les étoiles glacées fondre doucement au creux de sa paume.
Soudain, une pensée s’imposa dans son esprit. Il fit le tour de l’imposant bâtiment jusqu’à se trouver sous la fenêtre par laquelle l’homme avait sauté. Oui, la neige avait imprimé les traces, il n’avait qu’à les suivre. Frissonnant sous son léger pull, il se mit en marche.
Les traces contournaient la ville par l’ouest. L’homme avait pris soin de rester invisible aux yeux de tous en empruntant des ruelles désertes et il était d’autant plus facile de suivre les traces de pas dans la neige fraîche. Il semblait suivre un itinéraire bien précis et ne jamais hésiter. L’enfant marchait vite, autant pour se réchauffer que pour percer au plus vite ce mystère. Plus il se rapprochait de la ville, plus les odeurs étaient incroyable. Il n’avait jamais senti ça. Ici la délicieuse odeur de pain chaud, là-bas l’appel du feu de bois, juste à côté l’enivrante odeur de chocolat. Le bruit aussi était assourdissant.
Une réclame criée dans la ruelle d’à côté attira son attention. C’était l’un de ces petits vendeurs de journaux à peine plus âgé que son nouveau corps : « Edition spéciale du 24 décembre, qui veut l’édition spéciale du 24 décembre ? »
La nouvelle le stoppa net.
« Nous sommes donc la veille de Noël ? »
Submergé par ses souvenirs d’antan, il se rappela sa promesse faite il y a plus de cinq ans, la veille de Noël, dans la ville de Jeju auprès de son amie coréenne Sakura. Ils s’étaient promis de se retrouver sur l’île chaque année la veille de Noël. Il le faisait depuis quatre ans sauf ce soir-là… C’est alors qu’une femme noble dans son carrosse tiré par de majestueux chevaux vint et s’arrêta. Voyant le jeune homme dans le froid, la jeune femme descendit de son carrosse. Elle dégageait un parfum qu’il n’avait jamais senti auparavant, il revint alors à ses esprits. Leurs regards se croisèrent, le jeune homme était en confiance et rassuré rien qu’en la regardant. La jeune femme lui donna un chocolat et dit : « Goûte, tu verras. ».
Le jeune homme le prit, le goûta et ferma les yeux tant le chocolat était un délice. Son corps lui piquait comme si le chaud et le froid se mettaient en fusion. Quand il ouvrit les yeux, il fut sous le choc, il se trouvait au même endroit où il devait retrouver sa chère Sakura ce soir-là… Etait-ce un rêve ?
Ran ouvrit doucement les yeux. Tout était noir autour de lui. S’accoutumant à l’obscurité, il finit par apercevoir un tas de feuilles sur lequel il avait atterri. Ouf, plus de peur que de mal ! Son rêve étrange encore à l’esprit, il se mit à chercher une sortie.
Un vieil homme se dressa subitement dans son lit et ouvrit les yeux. Ce n’était qu’un rêve. Sa Sakura… Un rayon de lune éclairait une photographie trônant sur une table de chevet. Les larmes aux yeux, le vieillard la prit. Sur celle-ci, figuraient un élégant jeune homme blond aux yeux turquoise et une jolie jeune femme rousse avec des multiples taches de rousseur. Il contempla le visage de sa bien-aimée ainsi que celui de son chien disparu. Regardant à travers la fenêtre le paysage enneigé et ne pouvant se rendormir, le vieil homme décida d’aller se promener. Dans quelques minutes, ce serait Noël. Autant admirer le sapin qu’il avait déjà contemplé la veille que de rester dans son lit.
Arrivant au pied du magnifique sapin, il leva la tête pour en admirer le sommet. C’est à ce moment-là que la neige se mit à tomber. Tournoyant doucement, le vieillard s’éloigna peu à peu du sapin. Il entendit alors un discret jappement. Se focalisant sur ce bruit, il parvint à en discerner la source. Découvrant alors un chien coincé dans un égoût, il démonta la bouche pour le sauver. Ce dernier lui lécha joyeusement le visage pour le remercier. Le prenant dans ses bras, le vieillard s’aperçut qu’il avait une tache en forme de sapin. Comme son regretté Kenny ! Etait-ce un signe du destin ? Le vieillard se remit en route vers le sapin, le chien le suivant à la trace.
Ainsi s’achève cette histoire de Noël, réunissant notre Ran avec un homme qui allait prendre soin de lui. Toutefois, dans un autre univers, Ran et le vieil homme n’étaient pas les mêmes personnes. L’un avait une personnalité glaçante, pouvant se montrer adorable comme cruel, tandis que l’autre devait réparer ses erreurs…